Shu-Mi Huang
Une fleur d'orient
Par Jean Comeau
Je ne crois pas au talent.
J’ai toujours dit qu’on pouvait tout obtenir dans la vie, à condition de ne vouloir que cela et, surtout, de ne rien vouloir qui aille à l’encontre de notre premier désir. Mais, pour être bien franc, je dois avouer que je n’ai pas toujours eu le courage et la persévérance de mettre à profit cette règle d’or. Ainsi j’ai souvent dû me contenter de demi-mesures, de résultats mitigés, de victoires approximatives. Par contre, je sais que les grands artistes, les champions olympiques doivent leur succès à leur entêtement, à leur indéfectible, presque aveugle foi en leur capacité d’atteindre des buts devant lesquels la majorité baisse les bras. Le «talent», c’est une invention de l’esprit capable de nous déculpabiliser lorsqu’on cède devant l’effort ; il est plus facile de croire que l’on fut privé de la bénédiction divine que d’avouer qu’on a préféré le confort de l’échec aux tourments de la victoire.
Pour achever de me conforter dans mes certitudes, j’ai récemment fait la connaissance d’une mandoliniste exceptionnelle qui doit, je le crois fortement, son succès à sa détermination à réussir. Je l’ai connue, en janvier dernier, alors que je participais au 6e Festival de Mandoline à Bellows Falls, dans le Vermont.
Il s’agit de quatre jours intenses de travail de la mandoline au cours desquels on prépare des pièces de concert présentées à la fin du séjour. L’événement est organisé par le mandoliniste August Watters . Des musiciens de partout aux États Unis, mais aussi du Canada et, cette fois-ci de France et de Taïwan y partagent leur passion pour leur instrument favori.
C’est là que j’ai fait la connaissance de Shu-Mi Huang. Tout au long du séjour, tous n’avaient d’yeux et d’oreilles que pour cette musicienne exceptionnelle ; au concert final, elle a brillamment montré l’ampleur de sa virtuosité en interprétant Le Tombeau à Calace de Vincent Beer-Demander, une œuvre réservée à l’élite des mandolinistes qui demande une maîtrise de l’instrument hors du commun.
Shu-Mi a d’abord étudié la flûte à la Tainan University of Technology. Pendant ses études en flûte, elle se joint au ChiMei Mandolin Orchestra pour y découvrir la mandoline. Après trois ans d’études, elle décide d’aller poursuivre sa formation musicale en France. Malgré qu’elle ne dispose que de peu de moyens, elle parvient à se faire admettre dans une école française pour parfaire sa connaissance de la flûte. Un jour, apercevant une mandoline à la résidence de son professeur de flûte, elle confie à ce dernier qu’elle a déjà travaillé cet instrument à Taïwan. C’est là que le professeur lui parle pour la première fois du grand mandoliniste, Florentino Calvo. Il a même l’heureux réflexe de lui donner le numéro de téléphone du maître.
Florentino Calvo est, sans contredit, une figure dominante de la mandoline. Il est professeur titulaire de la classe de mandoline du Conservatoire à Rayonnement Départemental d’Argenteuil; c’est un concertiste de renom ; il se produit avec de nombreux orchestres et formations de musique de chambre. Il a également enregistré plusieurs disques, dont on peut écouter des extraits ici.
Plusieurs de ces disques présentent des œuvres contemporaines audacieuses dans lesquelles il a l’occasion de mettre à profit sa technique exceptionnelle. Il assure la direction artistique et musicale de l’orchestre à plectre MG21 .
En somme, c’est le genre de maître dont tout mandoliniste rêve !
Ne se contentant pas de rêver, Shu-Mi décide de lui téléphoner. Il lui faudra près de six mois, à raison de plusieurs coups de téléphones par jour, avant d’avoir une réponse. Elle parvient à lui parler et lui confie son désir d’apprendre la mandoline. Le maître décide alors de lui donner une première leçon.
Commence alors, pour Shu-Mi, un véritable conte de fée. Tout d’abord, il faut préciser qu’à la suite de sa première leçon, la question d’argent se fait cruellement sentir : elle n’a pas les ressources nécessaires pour payer un tel professeur. Qu’à cela ne tienne, le maître accepte de lui enseigner sans se faire payer ! Elle suit des cours privés pendant six mois et parvient, dans un temps aussi court, à préparer et réussir le concours d’entrée au Conservatoire à Rayonnement Départemental d’Argenteuil. Elle y poursuivra ses études pendant six ans pour parvenir à la maîtrise de la mandoline qu’on lui connaît maintenant.
Elle retourne à Taïwan avec le Diplôme d’Études complet de Mandoline et le Diplôme de Perfectionnement de Mandoline de l’institution qui s’appelait encore, à l’époque, le Conservatoire de Musique, Danse et Théâtre d’Argenteuil.
Pendant son séjour en France, Florentino Calvo lui offre de se produire à de multiples occasions en concert, souvent en solo, afin qu’elle développe sa confiance en soi qui, soit dit en passant, lui faisait grandement défaut au début de ses études au Conservatoire. De plus, il lui permet de devenir membre de l’orchestre à plectre MG21 et ainsi de côtoyer d’extraordinaires musiciens comme le mandoliniste compositeur Vincent Beer-Demander.
Pendant les quatre jours où j’ai côtoyé Shu-Mi, elle n’a pas cessé de me fasciner. Dès les premières répétitions, j’ai compris que j’avais affaire à une musicienne étonnante. Mais c’est un événement inattendu qui me l’a fait vraiment apprécier. Nous avions terminé une répétition et je m’affairais à transposer un passage d’une pièce que nous ne parvenions pas à jouer dans sa forme originale. Shu-Mi travaillait un morceau dans le petit salon où je me trouvais. Arrive la guitariste du groupe, Celeste McClain, qui lui demande si elle a le goût de jouer en duo, juste pour s’amuser. Elle lui propose le Boléro de Calaceop. 26 (pour s’amuser !); comme par hasard, j’ai la partition sous la main. Shu-Mi y jette un coup d’œil rapide puis se lance dans une performance qui aurait été plus qu’acceptable en concert. Puis, la guitariste lui propose la mazurka op. 141, toujours de Calace. Personne n’a la partition. On se tourne donc vers l’Internet. Shu-Mi interprète l’œuvre quasiment à la perfection pendant que je déroule la partition sur l’écran de mon ordinateur portable.
La passion qu’elle a développée pour la mandoline et, plus généralement, pour la musique, Shu-Mi sait très bien la transmettre. Dans les semaines qui ont précédé le Festival de Bellows Falls, elle a proposé à August Watters une partition d’une pièce traditionnelle taïwanaise Hoe Na Li Ki .
Comme elle connaissait très bien la pièce, on lui a proposé de diriger les répétitions.
Elle a fait un travail impeccable surtout si on tient compte du fait qu’elle se trouvait en présence de musiciens anglophones et francophones et que sa langue de communication est le mandarin taïwanais ! En quelques mots, parfois deux en anglais, un en français et un en mandarin échappé, elle parvenait à nous communiquer les atmosphères, les nuances, la balance entre les divers instruments.
Elle vivait littéralement sa musique.
À certains moments, pendant les répétitions elle jouait deux mesures de première mandoline, deux de deuxième, un petit bout de mandole, tout ça à la fois pour que chacun sente l’esprit de la pièce. Elle ne manquait jamais de saluer les efforts et les réussites de chacun.
Le résultat final fut impressionnant comme on peut le voir dans la magnifique vidéo qu’en a réalisé l’artiste visuel, Mathieu Laca.
Aux côtés de Shu-Mi on a souvent l’impression de côtoyer une gamine taquine, enjouée ; parfois elle est sérieuse, trop même, elle semble inquiète ; c’est un être d’une générosité remarquable : elle veut toujours donner ; complice de sa sœur Mona qui veille sur elle comme s’il s’agissait d’un trésor précieux, elle a toujours ce petit cadeau qui fait chaud, elle est prodigue de ses conseils et de ses «trucs pour jouer ça plus facilement»; mais, toujours, la grande musicienne reprend le dessus parce que c’est ce qu’elle est avant toute chose.
Le monde de la musique classique est un univers impitoyable qui ne fait de cadeaux à personne. C’est un monde réservé aux grands qui ont la volonté inébranlable de se forger une place par d’interminables heures de travail acharné. Shu-Mi Huang fait partie de cette élite. Elle ira loin ; tous ceux qui la côtoient ne peuvent en douter.
Mais, surtout, le monde de la musique classique ne peut prendre le risque de se priver d’une artiste aussi remarquable. Lequel parmi les Aonzo, Avital, Lichtenberg , Acquavella ou Reuven lui donnera le prochain coup de pouce ?
Crédit image en-tête: oeuvre de l'artiste Ha Van Vuong